Sam Billie Bill par Lucien Nortier
Qui se souvient aujourd’hui de Lucien Nortier ? Dessinateur réputé du journal Vaillant pendant les années 1950, il est passé au second plan avant de tomber dans l'oubli parce que son œuvre n’était pas éditée en albums. Son dessin classique et élégant permet toutefois d’identifier sans peine son auteur, même dans ses séries alimentaires. Certains se souviennent de ses publications dans le journal Pif comme Le Grêlé, Fanfan la Tulipe ou Robin des Bois, mais les anciens évoqueront son œuvre la plus personnelle : Sam Billie Bill.
Cette série est apparue en 1949 dans le numéro 199 du journal Vaillant. Créée par Roger Lecureux (au scénario) et Lucien Nortier, elle y est restée présente presque sans interruption jusqu’en 1962. Au cours de ses multiples aventures, on voit le personnage s'étoffer, vieillir et découvrir l’Amérique sous tous ses aspects. Son histoire commence en 1845 pendant la ruée vers l’or, dans une caravane qui voyage en direction de l’ouest. Ses parents meurent accidentellement dans un ravin et il se retrouve abandonné. La caravane poursuit son chemin en emmenant sa sœur et Sam part à sa recherche. En chemin, il rencontre Longue Couleuvre, un trappeur qui l’accompagne dans ses premières aventures, puis il devient shérif de Sacramento et lutte contre une bande organisée avant de défendre la ville contre les indiens. Dans cette première aventure en couleurs (intitulée Sacramento), Nortier n’a pas encore atteint sa maturité et on remarque une nette préférence pour les plans généraux, les personnages n’étant souvent que des silhouettes.
La deuxième aventure intitulée La vallée des chinchillas, a fait l'objet de quelques rumeurs sur le Web. J’ai lu dans un forum que Charlier aurait emprunté à cette histoire le scénario du Spectre aux balles d’or, mais il suffit de lire les deux récits pour réfuter cette idée. Ils sont bien différents, et leur seul point commun est représenté par ce vieillard à moitié fou et à barbe blanche, qui vit près d’un gisement d’or et qui tire à coups de fusil (avec des balles en or) sur les visiteurs qui s’approchent.
Par la suite, Sam continue à rechercher sa sœur et devient bucheron dans le troisième épisode, la Vallée des géants. Il y rencontre le vieux Bep, un conducteur de diligence qui l’accompagnera dans de nombreuses aventures. Les scénarios ne suivent pas un ordre chronologique puisque le quatrième épisode, les Volontaires du Colorado, se déroule en 1870 (le héros ayant alors une quarantaine d’années) et il est probable que des changements de scénariste expliquent cette absence de continuité.
Après une quinzaine d’histoires, le scénario est repris par Nortier, ce que Lecureux confirme dans sa longue interview publiée dans Hop (N° 98). Il y précise que « nous avons été plusieurs à travailler sur le scénario : Jean Olivier, moi-même, C. Boujon, puis Lucien a continué seul jusqu’à la fin de la série ».
Après une quinzaine d’histoires, le scénario est repris par Nortier, ce que Lecureux confirme dans sa longue interview publiée dans Hop (N° 98). Il y précise que « nous avons été plusieurs à travailler sur le scénario : Jean Olivier, moi-même, C. Boujon, puis Lucien a continué seul jusqu’à la fin de la série ».
Dès 1953 donc, Nortier conduit seul les aventures de Sam Billie Bill mais il en garde le style initial. Il compose des récits assez lents et moralistes, dont les illustrations soignées s'accompagnent de longs récitatifs. Il allège ses planches en diminuant le nombre de vignettes mais il maintient une structure de quatre à cinq bandes par page (Poivet à cette époque n’en faisait plus que trois). Son dessin devient très académique grâce à un encrage soigné et une belle maîtrise du noir et blanc, et ses planches sont par ailleurs mises en valeur par le grand format du journal Vaillant. Nortier s’implique aussi dans ses histoires, se met parfois en scène, varie les sujets des récits en déplaçant son personnage à travers les USA et en s’intéressant aux animaux, comme par exemple Fidèle Joddy qui est consacré au cheval du héros. Je ne détaillerai pas la trentaine d’épisodes dessinés pendant les années 1950 et je préfère m'attarder sur un récit typique et jamais repris en album, dont le titre très moraliste reflète bien l'esprit de son époque : Lorsque les hommes seront tous frères.
Lucien Nortier commence par présenter le contexte politique américain avant la guerre de Sécession, ainsi que les litiges autour de l’esclavage. Il adopte un ton volontairement partisan et dénonce sans détour le commerce du « bois d’ébène ».
L’élection d’Abraham Lincoln entraîne la sécession des Etats du Sud et la guerre commence. Sam Billie Bill s’engage au côté des Nordistes et prend la tête d’un détachement de francs-tireurs, avec le grade de lieutenant. En 1863, le général Sherman lui confie une mission de sabotage en territoire ennemi.
Une attaque est prévue contre le Fort Mc Allister qu’il faut l’isoler de la ville de Savannah, afin d’empêcher l’arrivée de renforts. Sam Billie Bill doit pour cela se rendre dans la ville sudiste et s’y faire passer pour un marchand d’esclaves, avant de faire sauter le pont le jour de la bataille.
Notre personnage s’installe dans un hôtel de Savannah et rentre en contact avec les notables de la ville. Il est invité à une réception et fait la connaissance du général Castle, commandant de la garnison locale. Il rencontre aussi sa fille Betty, qui avoue à Sam sa haine de l’esclavage.
Au cours de la soirée, Sam est reconnu par un soldat sudiste, et le général Castle le fait arrêter.
Sam Billie Bill est menacé d’être torturé et Betty décide de le sauver. Elle s’introduit dans le bureau de son père et rédige de faux ordres écrits destinées au responsable de la prison. Elle s’habille ensuite en cow-boy et rassemble ses domestiques.
Betty réussit à tromper les gardiens de la prison et libère Sam Billie Bill. Un cavalier arrive en ville en annonçant que le fort Mac Allister est attaqué. Le général Castle mobilise ses troupes et Sam Billie Bill part au galop pour faire sauter le pont avant l’arrivée sur place des soldats sudistes.
Sam affronte les deux sentinelles qui gardent le pont et les réduit à l’impuissance. Il creuse ensuite un trou dans un des piliers, afin d’y placer des explosifs.
Peu après avoir terminé ce travail, la troupe sudiste arrive en vue du pont. Sam parvient à le faire sauter lorsque la troupe commence à le franchir, puis il se rend au galop vers le fort Mac Allister où il constate la reddition de ses défenseurs.
Le lendemain, le général envahit la ville de Savannah. Sam apprend que le général Castle s’est suicidé et que sa fille est en prison. Il intercède auprès de Sherman et réussit la faire libérer.
Encore une fin nostalgique, pensez-vous, mais ce n’est pas le cas ! Dès la planche suivante, Sam Billie Bill découvre qu’il est suivi par un mystérieux cavalier.
L’histoire se termine ainsi de façon joyeuse, avec une image plutôt inhabituelle.
Nortier possédait probablement peu de documentation et on peut regretter les imprécisions de cette histoire. Dessinant dans un journal pour enfants, il ne s'est pas donné beaucoup de peine pour la rendre vraisemblable et le récit ne résiste pas à une lecture attentive. On peut par exemple s’étonner de la conclusion qui montre Sam quittant l’armée et retournant à la vie civile pendant l’année 1863, soit en pleine Guerre de Sécession. Le contexte historique est surtout utilisé comme un décor et le ton sérieux de l’introduction n'est qu'une apparence trompeuse. Rappelons que la question des esclaves n’était pas le véritable motif du conflit entre le Nord et le Sud, puisque beaucoup de nordistes n’y étaient pas opposés, et que la guerre est née surtout de la crainte de voir apparaître un deuxième état américain. Les belligérants eux-mêmes se qualifiaient de « Confédérés » ou de « partisans de l’Union » et les causes politiques et économiques de ce conflit sont plus complexes que l’esclavage des noirs. En fait, Nortier utilise quelques événements historiques pour étoffer son projet romanesque mais il ne dépasse pas le stade de l'anecdote. Il illustre par ailleurs son récit avec des images inspirées du cinéma, et utilise certains décors de façon parfois erronée. C'est ainsi que l’on reconnaît dans plusieurs vignettes les sommets rocheux de Monument Valley (lieu mythique où John Ford aimait filmer ses westerns) ou même les cactus du Colorado, ceci dans un récit qui est supposé se dérouler (je vous le rappelle) dans les vertes collines de la Géorgie.
Sur le plan graphique, Nortier a subit l’influence de Raymond Poivet, un maître qu’il admire et qu’il a même brièvement remplacé en 1949 (pour dessiner les 12 dernières planches de Kataraz la maudite). Il a travaillé plusieurs années au sein de l’Atelier 63 qui réunissait entre autres Christian Gaty, Robert Gigi, Max Lenvers et Nortier autour du créateur des Pionniers de l’Espérance, et on discerne clairement cette influence dans Sam Billie Bill. Son dessin reste assez conventionnel mais l’utilisation judicieuse du noir et blanc lui apporte un classicisme séduisant. Nortier adore dessiner les scènes dans la nature ou les poursuites à cheval, et ses personnages sont élégants comme des acteurs hollywoodiens. Dans les séquences d'intérieur, certaines illustrations peuvent apparaître statiques, car la narration est surtout assurée par le texte, mais Nortier sait aussi dessiner de belles scènes d’action. On peut le voir par exemple dans cette séquence où Sam affronte deux soldats sur le pont de Savannah.
La fin ouverte de « lorsque les hommes seront tous frères » aurait pu amener d’autres scénarios, mais Nortier ne sut pas (ou n’osa pas) les exploiter. L’histoire s’est encore poursuivie pendant 5 semaines, mais la série avait perdu son élan et le héros n’a plus rencontré d’aventure marquante. Dans les dernières pages, on voit Sam enseigner à Betty comment tirer au revolver ou dompter un cheval fougueux, et la jeune fille se retrouve parfois ridicule. Après une petite enquête sans importance qui permet de réconcilier deux ennemis, la série s’interrompt définitivement au moment même où Vaillant changeait de format pour devenir le « journal de Pif ». J’ai cru jadis que ces événements étaient liés, mais ce n’est pas le cas, et Nortier le confirme dans une interview donnée à Hop (N° 41) en 1987 : « C’est moi qui abandonna. J’en avais ras-le-bol car Lecureux avait abandonné les textes les textes et c’est moi qui les écrivais. Je n’avais plus d’idée, j’avais tout exploité dans le domaine. » Notons que ces difficultés d’inspiration avaient déjà été exprimées dans la série elle-même. Voilà d'ailleurs ce que dessinait Nortier en mars 1959 (Vaillant N° 720) lors d’un bref intermède entre deux aventures.
La série s’est donc terminée au moment où Sam Billie Bill trouvait une âme sœur. Cela pourrait donner raison à Jean-Michel Charlier qui a souvent déclaré qu’il était impossible d’imaginer des aventures pour un héros marié, mais de nombreux auteurs ont depuis réussi à démontrer le contraire.
Aujourd’hui, Sam Billie Bill reste une oeuvre sympathique et toujours agréable à lire. Cela provient d’abord du personnage principal qui n’est pas une silhouette impersonnelle ou un héros sans reproche. Sam apparait souvent humain et proche des gens qui travaillent, capable d’hésitations ou de timidité, et son caractère se définit progressivement au fil des épisodes. Par ailleurs, Nortier s’est beaucoup investi dans ces histoires, en y apportant des préoccupations humanistes et en défendant par exemple la nature ou les indiens. Peut être avait-t-il effectivement tout donné dans cette série dont il est resté l’unique dessinateur, car il n’a plus retrouvé ensuite la même vigueur créative. Ses séries ultérieures comme Le Grêlé ou Fanfan la Tulipe n’ont pas la même envergure, et cela provient peut être du manque d’inspiration de ses scénaristes, mais probablement aussi des contraintes rédactionnelles (la multiplication des récits complets ne permettait pas d'étoffer les histoires et les personnages). Nortier est resté fidèle à son éditeur pendant 30 ans mais il s'est fait licencier en 1977 par la rédaction de Pif après un conflit professionnel, et il s’est contenté ensuite d’un travail d’illustrateur dans des revues de seconde importance. Relevons qu’à l’apogée de sa carrière, il avait dessiné pour Pilote un Cochise qui avait fort belle allure, mais ses ambitions syndicales l'ont mis en conflit avec Goscinny (en 1968) et il a terminé sa carrière de façon effacée.
Il est difficile de trouver aujourd’hui les histoires de Sam Billie Bill, à moins d’être un collectionneur du journal Vaillant. L’éditeur n’avait pas de politique d’albums mais une série intitulée les Grandes Aventures est sortie au début des années 1960, et cinq de ces fascicules regroupent les premières histoires de Sam Billie Bill. Les passionnés trouveront peut être un exemplaire des Grandes Aventures dans les sites de vente d’Internet, mais je propose un meilleur plan aux curieux qui voudraient se faire une idée de cette BD. Une histoire, intitulée l’homme au cœur perdu, a été rééditée dans le N° 77 du journal HOP, et vous pouvez commander à cette adresse ce fanzine qui ne coûte pas cher.
Voilà, ajoutons que peu d’albums de Lucien Nortier ont été publiées jusqu’en 2008, mais les éditions du Topinambour viennent de commencer la réédition de certaines séries comme Fanfan la tulipe et le Grêlé (vous pourrez les trouver dans le Coffre à BD) et j'espère qu'ils s'intéresseront un jour à Sam Billie Bill. Le site de la Database du Loup a fait une liste des oeuvres du dessinateur (toutes épuisées) qui intéressera les collectionneurs, mais il y a sinon peu de choses sur Nortier en dehors de quelques articles parus dans Hop, de l’interview déjà mentionnée et d’un numéro de Haga que je n’ai pas lu. Les dessinateurs du journal Vaillant semblent presque tous oubliés, mais certains indices, comme la réédition récente d'albums ou l'apparition de Période Rouge, me conduisent à espérer que ce purgatoire va bientôt s'achever.
Fonte: Lectures de Raymond
Fonte: Lectures de Raymond
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